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Emmanuel Romeo et la question du paysage

I.

Présence persistante. Plan fixe. Forcément fixe. Demeure ce point de démarcation d’un état de vision et d’un état d’oubli, d’un état de vie et d’un état forcément fantomatique. Comment dès lors ne pas voir ou entrevoir le « graphitique » que crée chaque photographie ? Elle atomise le fantasme. Mieux : il est expulsé de lui-même dans des éclats de lumière noire.

Romeo ne cesse de travailler les traces du paysages à travers celles que ses photographies proposent : points de vie, empreintes de ce qui ne se dit pas, mais qui permet une connaissance. C’est alors ne plus marcher dans sa propre peau mais dans celle de l’espace dans ce qui ressemble paradoxalement à un excès d'intimité. Il en va d’une reconnaissance sensorielle du secret du paysage, de ses faces cachées où rôdent des embranchements multiples : un ensemble de rhizomes, quelque chose qui fait penser aux réticulations végétales, aux vaisseaux capillaires.

A chaque échange ce qui se joue c’est la possibilité d’un écart au sens d’un venir entre, d’une invitation à glisser. Nous ne savons s'il y aura d'autres lieux.. A l’horizontalité répond la verticalité.  Appel muet d’un seuil. Il faut consentir au saut vers ce qui échappe. S'y confronter devient l’acte essentiel.  Nous sommes seuls, soumis à une inavouable communauté dont nous devenons partie prenante sans pour autant qu’une présence humaine soit directement rappelée.

Dans une  intimité errante Romeo propose de s'abandonner à la fascination de l'absence. Sans que pour autant ses oeuvres soient la pâleur ou le fantôme de ce qu’il capte. Tout ce que l’artiste soumet à la distance ne désunit pas pour autant. Un corps nocturne brille. Proximité du lointain. Lointain sans approche pour cette proximité. L’oeuvre devient une initiation, une incorporation. Une rêverie architecturale s’y déploie et jouxte une rêverie organique. Surgit comme lieu marquant le passage d’un univers surchargé d’images à celui d’un effacement.

Chaque épreuve re-présente moins vestige qu’état naissant. Il faut passer par le minéral, le végétal pour atteindre une reconnaissance sensorielle du secret de la face cachée du monde. L’artiste donne au sable comme à la souche un corps. En eux surgit toujours une faille au fond de laquelle rugit une résurgence. Le blanc sur lequel le noir  s’appuie n’est pas le vide.  Un  jour va se lever. Ou il est sur le point de finir. Comment passer sous silence ce qui s’y produit dans une vision enté ou post humaine ?

II.

Le vrai photographe du paysage est celui qui en développant un langage propre, donne au premier sa vraie nature sans nier le passage du temps. Romeo le prouve. Il s’élève contre l’illusion paysagère « réaliste » fidèle, objective, « naturelle » de la réalité, qui serait entretenue par la foi en un « Signifié transcendant » garant de l’ordre. Le photographe n’est plus un topographe mais le poète  de la puissance des cycles de la nature.

Immergé dans un paysage l’artiste le recrée en une perspective particulière fruit d’une réflexion sur une nature que l’homme domestique.  Il y a donc en Romeo du Poussin. Souvenons nous de son « Paysage avec Diogène » par exemple. Au delà de la description de la nature en ses variations de lumière il existe une dimension quasiment morale et qui correspond au paysage essentiel et intérieur de l’artiste. A l’image de Diogène tournant le dos à la ville, le peintre fait de même anticipant le refus du monde moderne afin de se soumettre aux éléments de la nature.

Il en va de même avec Romeo.  Il jette au milieu d’une scène champêtre l’effroi, la solitude. La qualité d’une lumière poudreuse contraste avec un ciel obscur et chargé. Chez lui les forces de la nature accompagnent sans cesse le déchirement de l’homme. Le photographe illustre ce qu’il en est de l’opposition entre l’être et le monde  en sa grande méditation en acte sur le destin de l’art. Pour lui l’homme s’y efface, la nature le ramène à son rien. Comme Greenaway l’avait senti en affirmant que toute photographie « regarde qui la regarde » (1), Romeo prouve que  le paysage n’a de valeur esthétique « opérante » que s’il existe à travers son motif, un retournement par l’artiste de la vue. L'oeuvre doit interroger le regard qui est censé la voir. De l'oeil au regard s'instruit la médiation de l'oeuvre : soudain c'est elle qui fissure énigmatiquement les certitudes trop facilement acquises de la contemplation fétichiste du paysage.

Chez le photographe des reflets lumineux se trouvent impliqués dans le cycle bio-tectonique selon lequel tout commencement (la source) est voué à la fin (souche) et, vice - versa, toute fin « origine », dans la dévoration ou l'effondrement, un commencement.  On croit entendre la voix de la nature et devenir le confident de ses opérations. Quelque chose se produit qui n'est pas de l'ordre du simple point de vue. Cela constitue une sorte de mise en rêve du paysage et du rébus qui l'habite par l'oeil qui se cherche en lui comme on disait autrefois que l'âme se cherche dans les miroirs.

C'est pourquoi chez Romeo (comme chez les grands peintres paysagistes) deux opérations ont lieu en même temps : concentration mais aussi ouverture du champ. Avec en plus un effet de réflexion : le regard s'éprend, s'apprend, se surprend alors que l'oeil butinant et virevoltant reste toujours pressé. Il lui manque sans doute le poids de la mélancolie et de la mort et  il se contente de passer d'un reflet à l'autre. Ainsi, l'oeil vise l'objet, le regard la chose. Voulant inscrire entre ici et ailleurs son extra – territorialité, le regard fonctionne dans une dimension structurante. Elle subvertit les notions habituelles de dehors et de dedans.

La dimension du manque essentiel est donc au cœur de cette polarité oeil/regard. La mélancolie transcendantale qui s'exprime là semble de nature à traverser la vision du spectateur jusqu'à atteindre un arrière-oeil, un au-delà non désignable mais pourtant déjà appréhendé et qui pourrait être le royaume des morts.  Et le thème de l'arbre solitaire se retrouve  ici fréquemment mais non plus selon une vision dès néoromantique qui cherche en général à provoquer un état de communication empathique avec une nature soumise au déroulement des saison.

Romeo fait un pas de plus et montre ce qui échappe normalement au regard  : la face interne d'une transformation des éléments naturels. C'est pourquoi il présente des plans irréguliers - de forte connotation organique à l’image de ce que Greenaway propose dans ses « paysages » - emboîtés les uns dans les autres. Cette oeuvre reprend d'ailleurs ses recherches précédentes sur la visualisation de la croissance et de ses perturbations atmosphériques. A la révélation romantique plus ou moins féerique  succède en conséquence le désir de rapatrier l'oeil dans le regard et la chose dans l'objet peint pour témoigner d'une sur-vie dans le paysage de la nature.

Dans une telle photographie paysagère et par delà ses apparences le regard tout entier se fait paysage. Le cliché fait fonction de labyrinthe oculaire enlacé dans le paysage.  Romeo reprend ainsi la problématique d’Hundertwasser qui voulait que l’artiste tel  « une taupe voyante » n'avait qu'un but :  remonter à la source de toutes les fissures, de tous les interstices, s'insinuer au coeur des éléments afin de les faire communiquer dans une unique et gigantesque métaphore de l' « homo-humus » .

Le photographe prouve qu'un art de la célébration du paysage est encore possible. Cette volonté, quasi végétale et minérale de régénération, Romeo  la partage avec  le Greenaway de « Drowning by Numbers », avec Klee qui, en sa « Confession du créateur » insiste parlant à propos du paysage  « d’un cosmos constitué de formes » .  Ainsi les vrais artistes du paysage ne sont jamais des créateurs de paysage.  Ils tournent autour de ce que Catherine Millet nomme « un point trou » , qui est une expérience du retournement, du renversement du paysage jusqu’à faire de la déréliction du paysage une extase, de sa détresse une plénitude.  Et si malgré tout existe une expérience épiphanique du réel elle n’est le fruit que du langage photographique.

 

            Jean-Paul Gavard-Perret.

   

(1) A ce propos, Lacan fait une remarque capitale : « Dans des tableaux où toute représentation de la figure humaine est absente tel un paysage d'un peintre hollandais ou flamand vous finirez par voir en filigrane quelque chose de si spécifié pour chacun des peintres que vous aurez le sentiment de la présence du regard » .

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